1er Prix Thierry Jonquet 2019 – Jean-Luc Guardia

 

A corps perdus

La nouvelle se répandit dans la discothèque comme une ligne de coke, une trainée de poudre : Blanche Corsini, une fille du village voisin que tout le monde connaissait bien, venait de se faire agresser par un pinsut, à deux pas du parking, dans la pinède.
– Quelqu’un l’a vu s’enfuir vers la mer…
– Un brun, avec une moustache.
– Lu porcu ! Pas question d’attendre l’arrivée des gendarmes !
            En Corse, la mise en action d’une justice populaire a toujours été d’une promptitude exemplaire. Tout un groupe de danseurs groovy, baratineurs et légèrement éméchés se transforma, dans l’instant, en une meute de loups prêts à se mettre en chasse. Tout flirt, drague et affaires cessants, ils se mirent à courir dans la nuit.
            Il essayait, lui, de presser le pas mais sa hanche le faisait de plus en plus souffrir. Il traînait la jambe droite et celui lui donnait une démarche chaloupée, chaotique, un peu comme un infirme. Il était plus de minuit. Pour rentrer au camping, il lui suffisait de suivre le bord du rivage sur un petit kilomètre mais dans son dos, au bout de la grande rue encore un peu animée, la rumeur grossissait. Très vite, une troupe gesticulante apparut. Au train où elle se déplaçait, elle allait se retrouver  sur la plage en même temps que lui. Il valait mieux leur céder le passage…
            Il arriva sur la petite place qui marquait le début du front de mer. Le bruit régulier des vagues lui parvint, atténué, comme celui qu’on s’imagine entendre dans les coquillages. Toutes les villas étaient figées en d’imposantes masses sombres, assoupies. Seule la guirlande d’ampoules multicolores du Café de la Plage égayait la nuit. Il entra dans la grande salle et s’assit le plus loin possible de la porte. La serveuse était paresseusement accoudée au comptoir et un couple de touristes attablé devant la dernière bière. Il commanda un Perrier rondelles. Les alcools forts ingurgités en début de soirée ne lui avaient pas vraiment réussi.
            Il réalisa que sa chemise était trempée de sueur, que son cœur cognait encore fort dans sa poitrine. Trop d’adrénaline… Il ferma les yeux, s’obligea à maîtriser sa respiration, tenta de faire le vide dans son esprit.
 – Rondelles et Perrier bien frappé !
            La voix un peu rauque le fit sursauter. Cheveux blonds coupés court, visage agréable, la fille ne semblait guère plus âgée que lui. Trente ans à peine... Elle se pencha pour poser le verre et la bouteille sur la table. Son débardeur échancré laissait voir deux seins menus en totale liberté. Magnifiquement bronzés. Elle lui sourit. Elle avait depuis longtemps l’habitude de ces regards qui dérapaient pour plonger de biais dans son décolleté. Elle repartit vers le bar sans se presser. Corps élancé, athlétique. Denim stretch taille basse sur fesses musclées. Elle savait exactement ce qu’il était en train de regarder.
Une effervescence sonore s’anima au dehors, faite de cris, d’appels, de vociférations. Derrière les vitres, des ombres n’arrêtaient pas de passer, des lampes torches s’agitaient. Elles finirent par pénétrer  à l’intérieur du café.
 – Une fille s’est fait agresser sur le parking du Santa Fé…
 – On va choper celui qui a fait ça ! Quelqu’un l’a vu s’enfuir vers la mer.
            Cinq hommes étaient entrés, les yeux plein de colère et de détermination, une sourde émotion dans la voix :
 – Le salopard  a massacrée la gamine avec un couteau !
 – Un type très brun avec une moustache
 – Agé d’une trentaine d’années.
 – Vous n’avez vu personne passer en courant ?
            La serveuse dit que non, que de toute façon avec la nuit elle ne voyait pas ce qui se passait dehors, qu’il fallait peut-être demander au client qui venait juste d’arriver. Tout le monde se tourna vers lui et les visages se figèrent. Masques de haine inquisiteurs, farouches et hostiles. Il était brun avec une moustache.
            Ils se regroupèrent autour de lui. Le cercle malveillant se referma comme un piège.
 – On peut savoir d’où tu viens ? T’es tout seul ?
 – Où est-ce que t’étais y’a une demi-heure ?
 – Fais voir tes mains !
 – Ces taches sur ta chemise, là, c’est quoi ?
 – C’est du sang ! Putain, les mecs, on l’a trouvé !  On le tient, l’ordure !!!
            Il se leva en hâte pour être à leur hauteur. La table se renversa, le verre et la bouteille se brisèrent sur le carrelage. Il tenta de repousser ces bras qui se tendaient, ces doigts qui le désignaient, ces mains menaçantes qui voulaient le saisir et le frapper.
 – J’ai saigné du nez ! Ça m’arrive quand il fait chaud, quand je passe la journée sur la plage.
            Sa voix avait grimpé dans les aigus, saturée d’une frayeur incontrôlable et cela les renforçait dans leurs certitudes.
 – Saigné du nez ! Tu crois qu’on va avaler ça…
 – T’as forcé la fille à te suivre dans la pinède en la menaçant avec ton couteau.
 – T’as voulu la violer mais elle s’est défendue et tu l’as plantée.
 – Tu t’es acharné sur ses cuisses et sur son ventre avec ta lame, espèce d’enfoiré !
– C’est pas moi, je vous dis ! C’est pas moi. J’ai jamais violé personne !
            De sa voix haut-perchée, il gémissait, il implorait. Tous ceux qui étaient dehors s’étaient rués à l’intérieur. Ils étaient plus d’une vingtaine autour de lui, à présent.
 – On va le ramener là-bas. On verra à l’entrée de la boîte si les gars de la sécurité le reconnaissent !
            Les plus proches se jetèrent sur lui. Il tenta de se débattre, de les repousser en suppliant.
 – Laissez-moi, je vous en prie, laissez-moi !
            Une multitude de mains le saisirent. Il reçut un coup violent sur le visage, un autre sur le haut du crâne. Il s’écroula. Des bras puissants le remirent debout avec force. Sa chemise se déchira. On lui emprisonna les jambes pour le soulever et l’emporter. Dans le mouvement, quelqu’un s’accrocha à son bermuda, dénuda ses hanches et son sexe.
 – Merde ! Un infirme…
            Ils le reposèrent à terre. S’écartèrent en silence. Tous les regards se portaient sur son entrejambe ravagée. Chairs torturées, peau boursouflée, sexe minuscule, pas plus grand que celui d’un jeune enfant, perdu au milieu de muscles atrophiés, de tout un entrelacs de cicatrices rayant le ventre et le haut des cuisses.
 – Y’a méprise…
 – Pauvre type, on pouvait pas savoir.
            Il se tortilla sur le sol pour se rhabiller, tout dissimuler à nouveau. Une fois relevé, il expliqua, donna quelques détails qui renforcèrent leur gêne :
 – Un engin agricole, une botteleuse pour le foin… Je suis passé dessous quand j’étais gosse. Mon père n’a pas réussi à arrêter le tracteur à temps. Les toubibs ont fait ce qu’ils ont pu mais toutes les greffes n’ont pas pris.
            Ils hochaient la tête, atterrés, compatissants. Encore sous le coup de ce qu’ils venaient de voir et terriblement honteux. Pauvre gars ! Dire qu’ils l’accusaient de vouloir violer une gamine, le malheureux ! Dans l’état où il était, ça risquait pas… Ils ne savaient pas quoi faire pour rattraper leur méprise. Difficile de trouver les mots pour s’excuser et ne pas blesser dans des circonstances pareilles.
            Sur le pas de la porte, quelqu’un cria soudain :
 – Hé, venez vite ! Je vois une silhouette en train de cavaler au bord de la plage !
            Ils se précipitèrent tous dehors pour reprendre la chasse, entraînant dans leur sillage le couple de touristes. Il resta seul au milieu des tables et des chaises renversées, du verre brisé.
            La serveuse lui demanda si ça allait, si elle pouvait faire quelque chose. Il ne répondit pas. Il s’approcha de la fenêtre.
 – J’espère qu’ils vont réussir à l’avoir, dit la fille dans son dos.
            Il hocha la tête. Ils avaient tous disparu. Le calme était revenu. Dans quelques instants, il allait pouvoir retourner au camping en toute sérénité.
            Elle entreprit de remettre un peu d’ordre dans la salle. Il vint l’aider à redresser les chaises et la table.
 – Il faut les excuser. A leur place, vous auriez fait la même chose.
            Il bredouilla que oui, peut-être, sûrement… Il ne perdait rien du déplacement de ses seins dans ses efforts pour tout remettre en place et quand elle s’accroupit, le haut du string blanc émergeant du jean attira son œil immanquablement. Tout cela le troublait. Un désir irréel lui faisait oublier ce qu’il était et ce qu’avait toujours été sa vie. Un désir qui, peu à peu, se chargeait d’images terribles.
            La fille partit chercher de quoi ramasser les éclats de verre. Les yeux accrochés aux rondeurs de ses fesses en mouvement, il sentit une tension inhabituelle envahir ses cellules et ses nerfs. Une envie pressante prenait à nouveau possession de son corps et de son esprit avec une force et une ampleur de plus en plus exigeantes, comme si le contrôle qu’il avait réussi à rétablir lâchait prise, se désagrégeait inexorablement en paliers successifs.
            Elle revint avec pelle et balai et un sourire mielleux scotché en travers du visage.
 – Je vais fermer maintenant. Est-ce que vous voulez que je vous dépose quelque part avec ma voiture ? Ça vous évitera de marcher.
 – Non, merci, c’est gentil. Je vais me débrouiller.
            L’autre aussi, plus tôt, dans la discothèque, avait eu la même gentillesse, les mêmes sourires jusqu’à ce que… C’était plus fort que lui, la vague toxique était en train de le submerger à nouveau, de transformer sa perception des choses et des gens.
            Elle se baissa pour tout ramasser. Elle était là, à ses pieds. Soumise, offerte… Ses seins hyper bronzés, ses cuisses musclées, ses fesses à un mètre à peine… Il suffirait de poser la main pour sentir la chaleur et la douceur de sa peau… Puis ensuite…
C’était comme un raz-de-marée sur le point d’emporter tout sur son passage. Dans son cerveau, déferlaient un flot d’images de chairs lacérées, de sang, de corps déchirés, de visages déformés par la peur et la souffrance. Le plaisir avait été trop fort tout à l’heure, trop intense. Il avait une envie folle de revivre cela à nouveau, cette métamorphose fantastique de tout son être, ce paroxysme de violence et de cruauté.
            Personne ne reviendrait ici ce soir. Ils étaient seuls.  En tête à tête… A corps perdus… Le temps était venu d’aller jusqu’au bout, jusqu’aux limites ultimes de la jouissance. Il était prêt, à nouveau, au plus profond de lui-même, à lâcher prise, à laisser ses pulsions les plus secrètes, les plus inavouables prendre vie, quels qu’en soient les risques.
            La serveuse éteignit la salle. Il la suivit. Derrière le bar, il saisit une bouteille vide. Il suffirait d’en briser le fond pour que les tessons acérés remplacent la lame du couteau qu’il avait utilisé dans la pinède. Il repensa à la scène voluptueusement effroyable qui s’était jouée là-bas tout à l’heure. Il n’aurait jamais pensé qu’il pût avoir si vite envie d’une autre fille…