3ème Prix Thierry Jonquet 2019 – Marion Gonzalez

Pauvres filles mortes

 

Il pleuvait. Une petite pluie fine qui martelait les carreaux de la cour intérieure.
Elle était accoudée à la fenêtre de son bungalow, le numéro 3, elle regardait la pluie tomber dans le bassin de la fontaine. Quelque chose comme une migraine lui battait à la tempe, l’empêchant de dormir. Elle entendit des pas dans l’allée, d’abord le clac clac des talons d’une femme puis un autre bruit, plus feutré. Elle se pencha davantage. Une fille s’était arrêtée dans la cour. Ce pouvait être Millie, du n°2, ou bien l’une des jumelles, Cécil ou Elsa, du n°4. Un homme la rejoignit. Costume sombre, chapeau sur l’oreille.
Norma soupira. Ces filles n’écoutaient rien. Elles venaient se réfugier chez elle après leur journée aux studios et Norma massait leurs corps meurtris par les gaines, les corsets, coiffait leurs cheveux fins et mousseux à force d’être décolorés. Parfois, les filles étaient si fatiguées qu’elles pouvaient à peine manger alors Norma donnait la becquée, en riant, parce que ça lui rappelait quand elle était petite et qu’elle avait aménagé dans le garage, chez ses parents, une infirmerie pour les oiseaux blessés, incapables de voler, qu’elle recueillait et soignait avec acharnement.
Norma avait donné des conseils à ses voisines. Ne laissez personne entrer chez vous. Soyez méfiantes. Mais pour elles, ce qui se passait en ce moment à Hollywood était un jeu. Elles jouaient à se faire peur. Pelotonnées sur le canapé de Norma, les filles disaient, en faisant de grands gestes : « Mon Dieu, Norma chérie, et s’il s’en prenait à l’une d’entre nous ?». Sur la table basse, elles étalaient les journaux qui parlaient des meurtres, elles lisaient et relisaient les titres tapageurs: « Une starlette trouvée égorgée dans son appartement, sur Sunset Boulevard. » « Six mois après le meurtre non élucidé d’une aspirante actrice, l’égorgeur d’Hollywood récidive ! » Il y avait la photo des victimes, en dessous. Des photos de studio sans doute, en noir et blanc, sur lesquelles les jeunes femmes, dans des poses artificielles paraissaient presque déjà mortes.
Dans la cour, l’homme attrapa la fille par les épaules, plaça une main au creux de sa taille et la fit basculer vers lui. Il l’embrassa et la fille dans ses bras était toute molle, on aurait dit qu’elle venait de s’endormir. Les hommes faisaient toujours ça et ici, à Hollywood, plus encore qu’ailleurs: prendre, et les femmes faisaient cette autre chose, se soumettre.
Ces filles, elles étaient tellement naïves, au fond. Une fois, Millie, trop ivre pour traverser la cour, avait dormi dans le lit de Norma. Elle suçait son pouce. Il semblait à Norma qu’elle, n’avait jamais été ainsi. Elle était arrivée à Los Angeles en 1937. Elle porta une main à son visage. Elle avait perdu sa beauté. La caméra vous prenait ça, c’était si lent qu’on ne s’en rendait pas compte, et un jour dans la glace, sous le maquillage, les rides d’expression, la peau terne, creusée autour de la bouche.
Il y a seize ans, elle avait eu ses succès. L’autre jour, elle s’était rendue à la bibliothèque, elle avait consulté les journaux de 1940. Hedda Hopper avait écrit un article sur elle. On l’avait photographiée pour la première de La Blonde fatale. Elle se souvenait. Le crépitement des appareils photos. Les cris des gens. La robe en lamé or qu’elle portait, échancrée dans le dos. Sur la photo, elle se tenait très droite, aux côtés de Robert Taylor. Jamais une cigarette. Jamais un verre d’alcool. Elle n’avait pas laissé les hommes mettre leurs grosses pattes sur elle, pour arriver plus loin, plus vite. Juste le talent. C’est ce qu’elle leur disait, aux filles. On n’est pas obligées de se laisser abîmer pour réussir.
            La fille dans la cour se dirigea vers le bungalow numéro 2. C’était Millie. Un soir, après le lycée, la petite Millie, dix-sept ans, était montée dans un bus, terminus L.A. Sans bagage. Avec simplement cette phrase, sur le bout des lèvres, cette phrase avec laquelle elle s’était baladée toute sa vie, là-bas, dans le Minnesota, et qui lui avait valu des raclées de la part de son père, « je veux être actrice ». Maintenant, elle était capable de se payer ce bungalow sans même avoir besoin d’une colocataire. Norma secoua la tête. Millie et les hommes… la petite Millie filait du mauvais coton.
            A présent, elle voyait l’homme qui se tenait à côté de Millie. C’était le type du numéro 5, ce drôle de type qui était arrivé un mois plus tôt. Juste après le second meurtre. Norma était encore en train de déballer ses propres affaires, presque rien puisque les bungalows étaient meublés. ça avait compté, dans sa décision de venir vivre ici. ça et le fait que le bungalow était beaucoup plus proche du studio que son ancien appartement. Quand elle avait ses crises, ses jambes se tétanisaient, elle ne pouvait plus marcher. Les filles avaient vu sa canne, un jour. Cécil et Elsa fouillaient dans ses affaires, exhumant toutes ces robes de soirées qui sentaient la naphtaline maintenant. Millie paradait dans la chambre avec une de ses écharpes, une blanche, très longue, enroulée autour de son cou, et elle s’était figée, tout à coup : dans le placard, la canne était tombée, ploc, avec le bruit d’un corps qui s’affaisse. Les trois filles l’avaient regardée, cette canne en bois, comme s’il s’agissait d’un cadavre.
Quand le type du bungalow 5 avait aménagé, Norma et les filles étaient déjà amies. Le premier soir, alors que Norma déambulait dans sa nouvelle cuisine, Cécil et Elsa avaient frappé à sa porte, une bouteille de gin à la main, un cadeau de bienvenue.
Elles étaient toutes les trois chez Norma ce jour-là, penchées à la fenêtre.
 – Il ressemble à un gangster, avait dit Elsa.
La logeuse leur apprit plus tard qu’il avait joué de petits rôles dans des films de gangster avant de se reconvertir dans le montage.
 – Il a l’air bizarre, avait renchéri Cécil. Le genre à s’introduire dans votre appartement pour vous trancher la gorge pendant votre sommeil.
 – Sauf que c’est pas comme ça que ça se passe, avait dit Elsa. Dans le journal, ils disent qu’ils ont retrouvé deux verres, chez cette pauvre fille.
Millie les avait rejointes, un cocktail à la main. Elle avait sucé le sucre glace tout autour du verre et ses lèvres étaient comme granuleuses. « Oh mon Dieu », elle avait murmuré. « il y a de quoi devenir parano ! » Le type s’était tourné vers elles et toutes, dans un cri, s’étaient éloignées de la fenêtre. Millie était tombée et s’était cognée la tête contre la table
            Et maintenant, pensa Norma, cette idiote va coucher avec lui ! Après avoir passé des semaines à l’espionner, à élaborer des théories sur lui. Une nuit, Elsa qui fumait une cigarette à sa fenêtre, incapable de dormir parce qu’elle avait ses nerfs comme elle disait, l’avait vu sortir de chez lui avec un grand sac poubelle. Elles avaient débattu pendant des jours pour savoir s’il fallait appeler la police. Mais Cécil disait qu’on ne pouvait pas se fier aux flics. Elle avait été amoureuse d’un flic, une fois, quand elle était arrivée à L.A et qu’elle croyait encore ce que les hommes vous racontaient. Elle avait appris qu’il s’était marié avec une autre fille, une scénariste de la Fox pendant qu’elle était allée rendre visite à ses parents.
Dans la cour, Millie avait ouvert la porte de son bungalow. Elle attrapa le type par la manche de sa veste, Jack Beller il s’appelait, et le tira à l’intérieur. Ces filles n’arriveront à rien de bon en agissant ainsi, se dit Norma. Allez, elle savait comment Millie payait son loyer. Comment Millie pouvait se balader avec toutes ces jolies tenues. Ce n’était pas grâce à ses cachets de figurante.
Cécil et Elsa étaient de plus en plus maigres, de plus en plus pâles. L’autre jour, elles avaient parlé de devenir serveuses dans un drive-in. Elles avaient des propositions pour des films, oui, mais c’était des films dans lesquels les filles sont nues et poussent de petits cris d’animaux blessés face à la caméra. Les hommes aimaient ça, les jumelles. C’était ce qu’elles avaient de mieux à faire : s’extraire de ce monde de brutes avant qu’il ne soit trop tard.
            Il avait cessé de pleuvoir. La lumière s’alluma quelques secondes dans le bungalow d’en face et Norma vit le profil de Beller se découper sur la fenêtre. Puis Millie, ses cheveux blonds en casque autour de sa tête. La lumière s’éteignit presque aussitôt. Norma tendit l’oreille, guettant des bruits, des cris. Elle enfonça son poing dans sa bouche. Ses petites dents se fichèrent dans sa chair. Elle lui avait bien dit, à Millie, de ne plus recevoir d’hommes ! Et celui-là ! Celui qu’en secret, comme dans les journaux, elles surnommaient l’Egorgeur de starlettes.
 Le vent, après la pluie, charriait les odeurs sucrées et presque écœurantes des orangers dans la cour et elle crut qu’elle perdait la tête. Elle imagina le corps mince et androgyne de Millie allongé sur son lit, et celui, petit, trapu, de Beller, qui le recouvrait.
Norma retira sa main de sa bouche. Ses dents avaient laissé des traces. Cette vie laisse des traces, elle pensa. Ici, à Hollywood, cette vie vous laisse des traces.
A la place de la cour, du bungalow de Millie plongé dans l’obscurité, elle se revit, dix ans plus tôt. Avant d’être secrétaire à l’accueil d’Astor Pictures, ce petit studio sur Gower Street. Avant d’avoir cette maladie au nom bizarre qui se déclarait par crises et la faisait souffrir dans ses os, l’obligeant parfois à marcher avec une canne, comme les vieilles. Elle se revit au temps où elle côtoyait Clark Gable et sa femme, Carole Lombard. Elle avait mangé avec eux au Brown Derby. Tous les hommes avaient les yeux fixés sur elle mais elle s’en fichait. Elle portait ces chapeaux à la garçonne, qu’on mettait dans les années 40. Carole Lombard en avait un aussi.
La porte d’entrée du bungalow n°2 s’ouvrit et toutes ces images  du passé disparurent.
Maintenant, Norma avait trente-neuf ans. Elle était passée du Brown Derby à Poverty Row. Maintenant, Millie avait couché avec le bon type et décroché un rôle. Elle était venue le dire à Norma, le matin même. Elle ne marchait plus, ne faisait que tournoyer, sa jupe bleue lavande s’ouvrant en corolles à chacun de ses pas. Ce tournoiement… Norma en avait eu mal à la tête. « ça y est, j’ai un rôle ! ». Les mots étaient rentrés dans le cœur de Norma. Comme de petites aiguilles. Qu’est-ce que c’était, un rôle obtenu comme ça, en relevant sa jupe sur un coin de canapé ? Elle avait eu envie de prendre Millie dans ses bras, de la caresser, de lui dire Millie non, ne rentre pas là-dedans, qu’est-ce qu’il faudra que tu fasses, pour obtenir le deuxième ? mais Millie tournoyait, tournoyait, impossible de l’atteindre.
Jack Beller sortit tout en tirant sur la ceinture de son pantalon. Il regagna son bungalow. Norma vit Millie à la porte, nue, un verre à la main. Millie vit Norma et Norma lui fit un signe qui signifiait « j’arrive ? ». Millie acquiesça. Norma se rendit dans la cuisine, y prit une bouteille de vin. Elle resta un moment appuyée contre l’évier. Fébrile. Hésitante. Elle ouvrit un tiroir. Ses mains, tremblantes, remuèrent les couverts bas de gamme en inox, s’arrêtèrent sur le couteau en nacre et or que Carole Lombard lui avait offert pour ses vingt-cinq ans. Se refermèrent sur le manche.
            Elle pensa à ces petits oiseaux qu’elle avait eus, enfant, dans le garage chez ses parents. Comme elle les avait aimées, ces pauvres bêtes ! Mais certaines étaient fichues. Malgré les soins que Norma leur prodiguait, certaines ne guérissaient pas. Pour la première, ça avait été difficile. « Je ne peux pas le faire » avait dit Norma, tout haut. Mais elle l’avait fait, pour ne pas la voir souffrir plus longtemps, elle avait soulevé sa petite tête et lui avait tranché la gorge. Elle en avait pleuré toute une semaine. Pour les autres, ensuite, ça avait été moins douloureux. Elle devait le faire, voilà tout. Ce soir aussi, elle devait le faire.