2ème Prix Thierry Jonquet 2019 – Christian Blanchard
MÈRES
– 1 –
À l’énoncé du verdict, il n’avait pas bronché. Aucune surprise. Réclusion criminelle à perpétuité assortie d’une période de sûreté de trente ans. La plus lourde sanction du droit pénal français.
Avant que les gendarmes lui passent les menottes et le sortent de sa cage de verre, Gilles Kerlat avait eu le temps de pointer un doigt accusateur vers l’une des femmes des parties civiles.
— Toi !
Parmi les nombreuses mères présentes, une seule s’était retournée. Leurs regards s’étaient croisés. La haine… des deux côtés.
— Tu vas payer ! Et tu vas prendre cher ! J’attendrai pas trente ans.
Elle n’avait pas sourcillé.
Elle connaissait ses exactions.
Elle les avait vues et ressenties dans ses chairs.
– 2 –
Ma fille Mau se rue sur moi. Elle se faufile sous la couette et me chatouille.
— C’est pas du jeu !
Je la repousse et m’enroule dans l’édredon.
— Un câlin, j’ai dit.
Mau se colle contre moi. Je l’embrasse et la serre très fort. Elle est ma chair. Une parcelle de mon être.
— On se lève, sinon, tu vas être en retard à l’école.
Le petit déjeuner. Un rituel. Mau et moi, nous nous mettons en route en même temps, chargeons les batteries pour la journée.
Je relève le col du manteau de ma fille en sortant sur la place. Une bise piquante nous accueille.
Devant la grille de l’école primaire, j’embrasse Mau et lui donne les recommandations habituelles d’une mère à sa fille : sois sage, écoute bien la maîtresse, fais bien ce qu’on te demande…
— Tu viens me chercher à la garderie ce soir ?
— Non, c’est tata Yvette. Je vais renter tard. Je pars en montagne continuer le comptage des loups. S’ils veulent bien se montrer.
– 3 –
Centre pénitentiaire, quartier de haute sécurité.
Gilles Kerlat tapait nerveusement sur le clavier de son ordinateur portable. Rares étaient les détenus pouvant se payer ce type d’appareil et le conserver en cellule. Il avait dû au préalable justifier son achat : écrire ses mémoires et reprendre des études. Une forme de rédemption.
Dès son entrée en prison, il était devenu un détenu modèle. Les tueurs et violeurs d’enfants étaient en danger aussitôt passé les portes. Les gardiens assuraient la circulation de l’information. En quelques heures, l’ensemble du centre était averti de l’incarcération du pire criminel français.
Gilles Kerlat avait dû débourser le double du prix normal pour obtenir cet ordinateur. Étonnamment, personne ne s’était demandé avec quel argent il avait pu se l’offrir. L’ensemble de ses biens et de ses comptes bancaires avaient été saisis. Argent gagné de façon illicite. Photos, films à caractère porno pédophile et snuff movie lui avaient rapporté un pactole confortable au fil des années mais étaient aussi devenus des preuves irréfutables de ses exactions perverses, les enfants étant reconnaissables.
Le service informatique attaché au centre pénitentiaire avait « préparé » l’appareil pour éviter toute connexion avec l’extérieur. Pas de Wifi en prison.
Clé dans la serrure. Double tour. Levé du loquet.
Le gardien poussa la porte.
— Laisse ton ordi, Kerlat. Parloir.
— Qui c’est ?
— Ton avocat.
Il retrouva son ancien défenseur dans l’une des minuscules pièces réservées aux visites. À son entrée, l’avocat ne daigna pas se lever. Aucune formule de politesse.
Gilles Kerlat posa les mains à plat sur la table. Il fixa son visiteur.
— Vous avez ce que je vous ai demandé ?
– 4 –
Repérer un groupe et suivre les pistes au sol. Attention à ne pas les déranger. Les petits sont nés depuis quelques semaines et commencent à s’éloigner de la horde. Les louves sont encore plus dangereuses. La protection de la progéniture passe avant tout. Un point commun avec la majeure partie des mères « humaines ».
J’ai dû, dans une vie antérieure, être une louve.
Après plusieurs heures en montagne, je repère des traces mêlées sur le sol : loups et hommes. Je n’aime pas.
Mes craintes se vérifient lorsque j’entends deux plaintes distinctes. Je monte sur un pic rocheux, pose le fusil hypodermique et mon sac à dos contenant du matériel médical. Je suis avant tout vétérinaire et il n’est pas rare de rencontrer des animaux blessés.
Je sors les jumelles et observe le pan de montagne d’où émergent les cris de détresse. Il ne me faut pas longtemps pour apercevoir deux louveteaux autour de leur mère. Une patte dans un piège. Elle est capable de se l’arracher pour se libérer.
Je reprends mes affaires et me rapproche. Elle m’aperçoit. Les babines relevées, elle est prête à défendre ses petits.
Pas le choix. Je prépare mon fusil et me mets hors de vue. Je ne veux pas qu’elle garde le souvenir d’une arme pointée sur elle.
La dose est minimale. Je dois faire vite.
Les petits prennent peur et s’éloignent. Ne pas les toucher pour ne laisser aucune odeur humaine sur leur poil. Leur mère sera capable de les abandonner.
Heureusement le piège est petit. Je l’ouvre facilement. La patte est cassée mais la brisure est nette. Pas d’hémorragie importante. Je désinfecte la plaie, fais quelques points de sutures résorbables et lui installe une attelle suivie d’une piqûre d’antibiotique.
À peine terminée, la louve sort de sa léthargie. J’ai juste le temps de m’éloigner. Si elle avait eu toutes ses capacités, elle aurait pu m’attaquer pour défendre ses petits.
Elle se relève avec difficulté. Elle m’observe quelques secondes et me montre les crocs : Va-t’en !
Je marche en reculant la tête basse. Ne pas la provoquer.
Elle appelle ses petits. Je les regarde s’éloigner.
De retour dans ma voiture, mon téléphone portable se met à vibrer.
Pas de réseau durant ma déambulation en montagne. De nombreux messages… de la gendarmerie.
– 5 –
Une clé 4G.
Après chaque visite, fouille à nu systématique. Depuis son arrivée au centre, rien n’avait été découvert. Aucun zèle du gardien. Juste écarter les fesses. Ne pas aller plus en avant dans l’examen.
Désormais, il disposait du bon outil pour surfer sur le Net.
Il avait promis à son avocat de le payer rapidement. Rien ne devait persister sur le disque dur. Gille Kerlat créa son cloud personnel pour y héberger ses propres services.
Maintenant, il était en capacité de surfer sur les parties interdites du net avec une préférence pour le darkweb.
Il avait été un adepte assidu de ce réseau avant son incarcération. La procédure lui était familière.
Il recherche son magot en bitcoin, monnaie virtuelle mais reposant in fine sur des dollars ou des euros, et effectua les versements promis à son avocat : paiement de matériel informatique, des abonnements et un bonus non négligeable pour services rendus.
Cinq ans d’incarcération… sans toucher à un enfant. Il ne s’imaginait pas malade. La force de destruction qui l’habitait était sa raison d’être.
La possibilité d’aller désormais sur des sites pédophiles via le côté sombre du Net le soulageait de temps en temps mais sa paix intérieure était de courte durée.
Lui, il avait côtoyé le mal ultime. Personne n’était de son niveau.
Il sentait au fond de ses tripes et de son âme la fureur peu à peu se reconstruire. Il était en lutte intérieure. En rêve, il revivait les préparations, les rapts et avait ressenti dans ses chairs le désir de torturer et de violer ; l’assassinat des enfants étant l’élément essentiel à ses orgasmes.
L’envie le dévorait. Les souvenirs devraient le soulager… En réalité, ils entretenaient le désir.
La texture de la peau d’un petit garçon était-elle différente de celle d’une petite fille ? Jusqu’à un certain âge, pas vraiment. Gilles Kerlat respira profondément par le nez. L’air de sa cellule était vicié mais ses neurones le transformaient en parfum. Il aimait donner un bain aux enfants, à ses anges de pureté.
Là était la beauté de la chose : l’innocence.
L’eau avait les senteurs du printemps. La fraîcheur. Toujours à la bonne température, celle du corps. Souvent, les enfants nus dans la baignoire tremblaient. Pas à cause du froid. Les avoir soustraits à leur famille était traumatisant. Gilles Kerlat passait du temps à les apaiser et à leur sécher les larmes.
— Ne t’inquiète pas. Je ne te ferais aucun mal. Ton papa et ta maman savent que tu es avec moi.
D’une voix douce, il continuait de les rassurer en les couvrant d’une mousse légère et odorante. Le corps devait être propre, exempt d’impureté.
– 6 –
Affolement.
Mau, ma fille, a disparu.
Tata Yvette avait eu du retard. Mau l’avait attendu devant la garderie, sur le bord de la route…
Je ne pouvais croire à ce que me racontait le gendarme. Leur service de cybercriminalité avait repéré sur le darknet une annonce particulière. Moyennant finance, le commanditaire proposait le rapt de sa fille de six ans, puis, selon un rituel filmé bien établi, son viol et son meurtre. Le film devait être déposé à une adresse virtuelle… dans un cloud.
Les policiers mirent trop de temps pour identifier les deux protagonistes. Lorsqu’ils comprirent que l’émetteur de l’annonce était Gilles Kerlat, il était trop tard.
De sa prison, mon ex-mari tenait sa vengeance.
Ne pas paniquer.
Je suis une louve… La défense de ma fille passe avant tout.
La nuit est tombée depuis plusieurs heures. Je suis rentrée chez moi. Me reposer m’avait dit le gendarme. Vous ne pouvez rien faire pour le moment. Si le processus établi par Kerlat est respecté, votre fille est vivante et le sera encore durant deux jours.
Je sais. Je connais par cœur le cheminement diabolique de cet homme. Je l’ai dénoncé quand j’ai compris qui il était et ce qu’il faisait.
Deux jours. Mau va avoir peur et souffrir durant deux jours !
J’avale un comprimé pour tenter de m’anesthésier quelques heures. Ensuite. Je me mettrai en chasse… mais dans quelle direction ?
Le médicament finit par faire son effet.
Je croyais être dans mon lit mais me retrouve dans une clairière, allongée sur le dos, sans bouger. Je sens une odeur animale se rapprocher. Je devrais avoir peur mais ne la ressens pas. Un souffle sur mon visage. Un vent fauve. J’ouvre lentement les yeux et la vois à quelques centimètres de moi. Son regard est perçant.
La louve recule et m’invite à la suivre. Une attelle à une patte, elle boite. La lune s’est levée et éclaire le chemin.
Je me tiens à bonne distance. Ne pas lui faire peur.
Dans les rêves, le temps ne s’écoule pas à la même vitesse. En quelques secondes j’arrive devant une bergerie. Je la connais. À cette époque de l’année, elle est vide.
La louve se poste devant la porte d’entrée, tend le cou et relève la tête. Long hurlement.
Je me réveille en sueur.
Il fait encore nuit. Tant pis.
Je m’équipe et pars dans la montagne.
Le jour se lève quand j’approche de la bergerie. J’aperçois une lueur à l’intérieur. Je sens en moi une fureur que je ne me connaissais pas. Manque de lucidité.
Je dois savoir. Sans faire de bruit, je tente un regard à la fenêtre d’où émerge la lumière. Coup au cœur. Mau, ma petite fille est debout dans une baignoire. Elle tremble. Le froid, la peur. Mes pensées sont tétanisées.
Coup violent derrière le crâne. Je m’affale de tout mon long. Au-dessus de moi, un homme. Je n’aime pas son sourire.
Lui non plus ne l’a pas vu venir. Un grognement le fait se retourner. La louve s’approche, babines relevées, les crocs acérés. Il recule et tombe à son tour.
Malgré la douleur, je me redresse et récupère mon fusil. Une dose pour pachyderme. L’anesthésie est quasi immédiate.
Du sang coule le long de ma tempe. Peu importe. J’entre et appelle ma fille. Je la prends dans mes bras. Nous pleurons toutes les deux.
Dans l’encadrement de la porte la louve nous observe. Léger grognement puis elle s’éloigne.
Le soleil est haut dans le ciel lorsque la police arrive à la bergerie.
Blottie dans mes bras, Mau ne me lâche plus.
Avant de monter dans l’ambulance, j’entends plusieurs hurlements. En haut d’une crête, la louve et ses deux petits nous disent adieu.